L’histoire du héros devant viser une pomme placée sur la tête de son fils se retrouve dans toutes sortes de légendes européennes. Toutefois, dans aucun autre pays qu’en Suisse, elle n’a autant fait partie du mythe fondateur. Guillaume Tell, personnage courageux et intrépide de la pièce éponyme achevée par Friedrich Schiller en 1804, est connu bien au-delà des frontières nationales. Après la création de l’État fédéral en 1848, Guillaume Tell fut une figure importante et un vecteur d’identité dans la nation émergente.

La jeune illustratrice et graphiste Elena Knecht a réussi à aborder le sujet avec un regard neuf. Son intention était de réinterpréter cette ancienne légende dans un style contemporain.

La scène dramatique de la pomme transpercée trouve probablement ses origines dans des récits nordiques du haut Moyen Âge. On peut supposer que des moines voyageurs ont importé ces récits en Suisse. La pomme transpercée fait partie des scènes les plus connues et marquantes de l’histoire de Guillaume Tell.

Aujourd’hui, nous n’avons plus guère besoin de préciser que Guillaume Tell n’a pas existé. Dans cette interview, le professeur d’histoire bernois André Holenstein explique dans quelle mesure ce personnage est malgré tout ancré dans le réel et peut même être considéré comme historique au sens large du terme.

Monsieur Holenstein, pourquoi la légende de Guillaume Tell reste-t-elle toujours aussi populaire de nos jours?

Tout d’abord, je ne parlerais pas de «légende», mais de «mythe». Plus qu’une information mensongère ou même une fiction, un mythe est une histoire qui transporte un message. Et dans ce cas précis, elle apporte une réponse à l’existence de la Suisse.

Une réponse à l’existence de la Suisse?

Oui, à celle de la Confédération et de sa légitimité. Guillaume Tell et le serment du Grütli s’inscrivent dans une guerre de propagande. Le Livre blanc de Sarnen (vers 1470) est l’un des documents centraux de cette confrontation d’idées. Il contient d’une part une collection de copies d’actes officiels, et d’autre part une chronique compilant des histoires de baillis tyranniques et de combat pour la liberté des Confédérés.

Ce combat pour la liberté n’était-il pas justifié?

Pas du point de vue des Habsbourg. Les Confédérés leur ont confisqué de grands territoires, y compris leur château au nord-est d’Aarau. De leur point de vue, le duc Léopold a été «tué sur sa propre terre, par son propre peuple» à Sempach. Les Confédérés y apparaissent plutôt comme des terroristes, une vision à laquelle il fallait opposer une version alternative de l’histoire. Plus tard, l’historien Aegidius Tschudi a conforté cette version en proposant une datation précise des faits, dont celle du 8 novembre 1307 pour le serment du Grütli.

Cette version a ensuite conduit à la croyance générale qu’il s’agissait d’événements historiques, d’autant plus que tout cela se déroulait dans un espace identifiable: le lac, le Grütli, Altdorf, tous ces lieux existent, de même que des landammanns du nom de Stauffacher.

Venez-vous de dépeindre Guillaume Tell comme un terroriste?

Comme celui qui a perpétré un attentat contre un représentant légitime, si l’on remet les choses en perspective. Mais pour nous, Guillaume Tell reste bien sûr quelqu’un de différent, un personnage qui appartient à notre pays et qui est resté, au fil des siècles, plus vivant que certaines personnalités ayant réellement existé. Voilà pourquoi je n’hésiterais pas à qualifier Guillaume Tell de personnage «historique» au sens large du terme.